CAMILLE TSVETOUKHINE

Sorry I'm not Photogenic, je préfère les contacts physiques
Exposition
Arts plastiques
Les Bains-Douches Alençon

 

Camille Tsvetoukhine

 « Sorry I’m not photogenic,
Je préfère les contacts physiques »

Les Bains-Douches, Alençon, du 1.12.18 au 20.01.19

 

Peut-on entrer dans une œuvre comme on s’aventurerait dans un conte, escortés par l’accroche ordinaire, mais pourtant essentielle à la narration, de l’ « une était une fois » ? Cette question, je me la suis posée à plusieurs reprises au cours des différents visites que j’ai rendues à Camille Tsvetoukhine et qui ont précédées à l’écriture de ce texte. Camille m’accueillait chez elle, m’offrait un café et me parlait des vidéos, des livres, des émissions de radio qu’elle avait vues, lus et entendues pour préparer son exposition aux Bains Douches. Pour tout dire, plus qu’une discussion autour des pièces qui s’éparpillaient dans l’atelier – et dont les divers états d’avancement contrariait parfois le commentaire qu’elle pouvait en faire –, nos premiers échanges ont essentiellement consisté à nous mettre mutuellement des livres entre les mains. Parmi ceux-ci, elle me confiait un petit ouvrage d’Ursula K. Le Guin, « Le Langage de la nuit », qu’elle avait lu pendant l’été et entre les pages duquel se logeaient toujours quelques grains de sables blancs, bruns et gris ramenés de la plage.

 

Connue pour avoir défendu une approche humaniste, écologiste et poétique de la fantasy et de la science-fiction, ainsi que pour avoir profondément questionné les distinctions de genre dans son premier roman à succès, « La Main gauche de la nuit », paru en 1969, Le Guin revient dans ce recueil de courts textes sur l’importance qu’elle accorde aux littératures de l’imaginaire. Son propos se fait par moment critique, fustigeant notamment l’attitude de « l’homme industrieux » américain, qui aurait relégué l’écriture fictionnelle au rang de loisir superflu dans un monde où efficacité, productivité et profit s’allient dans l’exploitation de toutes ressources[1]. Surtout, elle développe ici un puissant plaidoyer en faveur de l’imagination qui, employant symboles et archétypes pour « contourner les raisonnement verbaux »[2] et libérer le récit de toute assignation à des faits réalistes, participe selon elle à favoriser une certaine compréhension du monde.

 

Mais revenons-en à la question que je me risquais à poser dans les premières lignes de ce texte. Vous l’aurez compris, le patronage ici invoqué d’Ursula K. Le Guin m’incite fortement à y répondre positivement. Gardons simplement en tête que le chiasme absolu du récit et de l’exposition n’est ni réellement possible, ni complètement souhaitable, au risque de faire passer les objets disséminés entre les murs d’un lieu d’art pour les adjuvants serviles d’une histoire existant ailleurs et autrement. Dans l’exposition « Sorry I’m not photogenic / Je préfère les contacts physiques », cette histoire matricielle, cet « il était une fois » qui se diffuse par touches indicielles à travers les œuvres trouve d’ailleurs une existence autonome, étant imprimé et mis à dispositions du public dans un espace spécialement dédié à sa consultation. Intitulée « Are You Real? », la courte nouvelle a comme narrateur un intellectuel ayant été enlevé, au cours d’une belle journée de septembre, par trois femmes que ce dernier appelle les Shadows – en référence au balai d’ombres qu’elles génèrent en permanence autour de son étrange lieu de rétention. De leurs côtés, elles ont renommé cet homme Larvatus[3] comme pour qualifier, par l’emprunt au latin, les transformations qu’elles lui ont faites subir. Son visage a en effet été masqué d’un bec de canard, en permanence maintenu clos par l’emprise d’un cadenas, et des plumes de paon ont été greffées sur tout son corps. Rendu à cet état monstrueux, l’homme de science dont la prose sophistiquée a été réduite au silence de ses pensées, est dès lors condamné au seul rôle qu’elles ont prévu pour lui. Il passera désormais son temps à visionner les images qu’un tube numérique fait apparaître sous ses yeux. Quand une « anomalie » se révèle sur l’une d’entre elles, il est alors sommé de la détruire. Sauf que l’identification de ces images problématiques n’est plus opérée par le filtre de sa conscience, mais par la réaction épidermique de ses plumes multicolores se dressant sur son dos lorsque celles-ci se présentent à lui.

 

Je ne prendrai pas le soin, ici, de développer davantage cette histoire dont une lecture attentive vous conduira vers les progressifs dérèglements du corps et de la raison vécus par Larvatus. On pourrait cependant déjà essayer d’en entrevoir les significations ; de faire correspondre, par exemple, le personnage de l’homme à celui de la civilisation occidentale moderne dont il semble incarner, en tant que savant qu’on imagine bien-intentionné, l’ambition de rationalité et de maîtrise qu’il prêche au monde. Quant aux trois femmes, ces entités vagues et indiscernables qui ne se laissent voir qu’en tant qu’ombres, qui retirent la parole et fabriquent des monstres, elles semblent au contraire porteuse d’une approche plus empiriste, voire animiste, de la réalité. Elles sont les spectres qui font vaciller l’entendement, les angoisses refoulées et dissimulées dans la psyché commune, dont le surgissement inattendu annonce l’abolition brutale et sans nuance de l’ordre établi. Leur cruauté destructrice semble à la mesure du pouvoir auquel elles s’opposent, et si aucune de ces visions du monde n’apparaît plus désirable que l’autre, on pourra au moins voir dans leurs actions l’espoir d’une révolte clandestine organisée depuis les marges.

 

Il y a donc une tonalité dans l’exposition que Camille Tsvetoukhine déploie aux Bains-Douches : celle curieusement désenchantée, presque menaçante, d’une histoire où se lit la revanche, la persécution et certaines perversions sadiques sous la surface en apparence réconfortante des variations colorées qu’elle produit. Car à ce sombre conte qu’elle nous livre, elle répond elle-même par le contrepoids plus léger, comme vaporeux, des revêtements d’objets cotonneux et des aquarelles aux murs. Celles-ci agissent tels de nouveaux indices : dans leurs compositions, les motifs répétés d’yeux et d’ocelles, qui semble s’être propagés depuis le monde de Lavartus, s’accrochent aux formes organiques d’architectures hybrides, évoquant autant la peinture métaphysique italienne que les lignes minimales. Dans cette toile de fond où se multiplient les organes et membres humains ainsi que les surfaces réfléchissantes d’instruments numériques, la présence de corps ternes et diaphanes relaie l’image d’une chair triste, anémiée de toute aura. Les peintures rencontrent alors le récit à l’endroit, non pas de sa mise en image, mais d’une exégèse qui s’esquisse dans la traduction visuelle douce-amère de ce que produit la « société de transparence »[4].

 

Le présent, dans l’œuvre de Camille Tsvetoukhine, emprunte des chemins de traverse pour se rendre visible. Il ne s’affirme ainsi pas tant dans un univers matériel qui mimerait les évolutions technologiques récentes que par la parabole du conte, du mythe et du symbolique pour s’ériger depuis un champ plus inconscient et éminemment syncrétique. Car ce qui émerge des histoires dans lesquelles elle nous entraîne, autant que dans les formes qu’elle donne à voir, c’est le besoin de distance, physique et représentationnelle, nécessaire à retrouver une certaine lisibilité. Enfin, il y aurait quelque chose à dire sur cette fragmentation des sources qui constitue sa mécanique de travail, et celle des corps qui parsème ses œuvres. Mika Rottenberg, autre artiste utilisant les fictions fantaisistes pour décrypter la réalité, disait à ce propos : « La notion de fragmentation est très pertinente. Tous nos corps sont dissociés : nos doigts font une chose, nos yeux en font une autre pendant que notre esprit est ailleurs. On a presque cent bras, à faire toutes ces choses dans différents endroits. Tout peut être emballé et transformé en marchandises. […] Nos corps sont étirés par la technologie et l’hyperéconomie. »[5]

Étirés, ou comme ici presque effacés, quasi translucides, c’est dans ces images chimériques des corps que s’exprime, aujourd’hui, l’inquiétude d’un monde impossible à cerner.

 

Franck Balland


[1] Lire à ce propos le second essai du livre, intitulé « Pourquoi les américains ont-ils peur des dragons ? », pp. 27-39. Un texte dont l’auteur Martin Winckler relativise désormais la contemporanéité dans sa préface, à l’aune du succès mondial de la série « Game of Thrones ».

[2] Ursula K. Le Guin, « Le Langage de la nuit », Le livre de poche, Paris, 2018, p. 70.

[3] Lavartus prodeo, « j’avance masqué », était d’ailleurs la devise que s’était attribuée René Descartes afin d’affirmer l’indépendance de sa pensée philosophique à l’égard de la dévotion religieuse.

[4] Je tire cette expression au titre d’un essai écrit par Byung-Chul Han (La société de transparence, PUF, Paris, 2017). Le philosophe pense la question de la transparence dans la société contemporaine comme ce moment où – toute chose étant en permanence livré au regard – chaque individu met insidieusement en œuvre une efficace entreprise de contrôle qu’il s’impose à lui-même.

[5] Mika Rottenberg, « Dans le terrier du lapin ou de l’autre côté du miroir ? » entretien avec Daria de Beauvais, Palais de Tokyo, Les presses du réel, Paris, 2016, p.72.

 

Horaires

Les mercredis, samedis et dimanches de 14h00 à 18h30 et sur rendez-vous

Accès mobilité réduite

Oui

Adresse

Les Bains-Douches 151 avenue de Courteille 61000 Alençon France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022