Sophie Bouvier Ausländer, Le serpent de Maloja

Exposition
Arts plastiques
sobering Paris 03

Dans son documentaire de 1924 Das Wolkenphänomen von Maloja1 Arnold Fanck filme le phénomène météorologique des nuages d’Engandine, autrement appelé le serpent de Maloja. Il s’agit d’une masse nuageuse qui s’étire à l’automne dans cette région des Alpes suisses, de Sils Maria à Silvaplana. Lorsque cet épais brouillard se déverse, les reliefs de la vallée sont gommés. Seules les extrémités des montagnes échappent à ce serpent nuageux, qui redessine le paysage dans un jeu entre pleins et vides.

 

C’est cette absence corrélative au recouvrement que sonde Sophie Bouvier Ausländer dans sa série Avalanche. La masse incontrôlée se détache, et de toute sa pesanteur, se déverse sur un versant de la montagne. L’équilibre est rompu. Le paysage s’uniformise et les ombres disparaissent. L’étouffement visuel bouleverse la physionomie de la spatialité. En découle une perte de repères. « Après […] [l’] écoulement [de l’avalanche], vient le quadrillage à la recherche de ce qui a été enseveli. » 2

La radiographie du paysage nécessite l’approche méthodique de la battue. La réappropriation du territoire passe par le découpage de ce que le recouvrement a fusionné. « C'est un tâtonnement à l'aveugle. Les dimensions se confondent. La surface monochrome est percée comme des pores à la recherche d'un derme. » 3 La série Avalanche se caractérise par la tension qui oppose l’imprévisibilité de l’avalanche à l’approche cartésienne et maîtrisée du quadrillage.

 

Que les cartes soient tracées par les géographes, les Etats ou les explorateurs, « ce sont d’abord les collectivités et les peuples qui cartographient leurs manières d’occuper leurs territoires, par leurs pratiques, leurs organisations matérielles et symboliques, par leurs mythes et leurs rêves même (Deleuze, 1993, p. 83 ; Glowczewski, 1991). » 4

Si la cartographie est mouvante, c’est parce qu’elle se nourrit des pratiques d’appropriation individuelles et/ou collectives d’un environnement. « Pas de ‘‘territoire’’ sans un acte d’appropriation, mais pas d’appropriation sans des signes spécifiques qui expriment cette appropriation en même temps qu’ils la réalisent – ce sont là les deux aspects corrélatifs de cet acte : ‘‘marquer son territoire’’. » 5

Sophie Bouvier Ausländer édifie la difficulté à fixer la configuration géographique d’un monde en fabrication 6. D’ailleurs, le dessin de l’artiste se superpose au dessin de l’objet codifié, figé dans une réalité. Ce monde-là n’est pas seulement recouvert, c’est son sens qui est repensé : il est re-fabriqué. La mapa mundi fragmentée de Sophie Bouvier Ausländer fait écho au Socle du monde (1961) de Piero Manzoni (hommage à Galilée) et aux Mappe (1971) d’Alighiero Boetti, dont les planisphères brodés transcrivent picturalement les changements de frontières et les emblèmes nationaux.

 

Le support de l’artiste, devenu pourtant obsolète à l’ère numérique, tente de figer une représentation tridimensionnelle sur un objet bidimensionnel. Le procédé de grattage à la surface de la peinture soustrait cependant au recouvrement quelques parcelles de la carte. Ces nouveaux reliefs, conjugués au pli, « l’unité de matière » 7, positionnent l’œuvre dans un continuum dimensionnel, oscillant entre peinture et sculpture.

« En la recouvrant de façon monochrome, la bidimensionnalité de [la] surface est réaffirmée, le spectateur est ré-ancré, volume immobile face au plat incertain du dessin. Striée, la couche révèle les autres dimensions et la continuité de l'une aux autres. » 8

 

C’est paradoxalement en recouvrant la carte que l’artiste libère la charge symbolique de son support. « La carte imprimée est ici l'archive qu'il s'agit de recouvrir pour la re-découvrir méthodiquement en tant que nouvel objet. » 9 Sophie Bouvier Ausländer éloigne l’observateur de la zone de confort dans laquelle la carte conserve sa fonctionnalité première d’orienter l’homme, et par là même, de le positionner au monde.

 

  1. 1. Das Wolkenphänomen von Maloja (1924) est un documentaire d’Arnold Fanck qui fut un pionner du cinéma de montagne.
  2. 2. Extrait d’un texte explicatif de Sophie Bouvier Ausländer, à propos de son nouveau travail, Avalanche, transmis le 8 septembre 2016.
  3. 3. Ibid.
  4. 4. SIBERTIN-BLANC, Guillaume, « Cartographie et territoires. 
    La spatialité géographique comme analyseur des formes de subjectivité selon Gilles Deleuze
    », L’Espace géographique 3/2010 (Tome 39), p. 225-238.
  5. 5. Ibid.
  6. 6. Gerard De Kremer, dit Gerardus Mercator, Atlas sive cosmographicae meditationes de Fabrica Mundi et Fabricati Figura Primum a Gerardo Mercatore inchoatae deinde a Iudoco Hondio Piae memoriae ad finem perductae, Iam vero multis in locis emendatae et de novo in lucem editae, connu sous l’appellation Atlas de Mercator, Édition de Duisbourg, 1595.
  7. 7. DELEUZE, Gilles, Le Pli, Leibniz et le baroque, Collection « Critique », Les Editions de Minuit, 1988, p. 9.
  8. 8. Extrait d’un texte explicatif de Sophie Bouvier Ausländer, à propos de son nouveau travail, Avalanche, transmis le 8 septembre 2016.
  9. 9. Ibid.

 

Complément d'information

Sophie Bouvier Ausländer
Le serpent de Maloja

Vernissage le 20 octobre 2016, de 18h à 21h
20 octobre – 26 novembre 2016

Horaires

mardi-vendredi: 10h-12h45 / 14h-19h samedi: 11h-12h45 / 14h-19h

Adresse

sobering 87 rue de Turenne 75003 Paris 03 France

Comment s'y rendre

 Adresse :
sobering galerie
87 rue de Turenne
75003 Paris
 Metro :
Saint-Sébastien-Froissart ( ligne 8 )
Filles de Calvaire ( ligne 8 ) 

Dernière mise à jour le 13 octobre 2022